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Commentaire sur CE 4 octobre 2023 – 6ème et 5ème chambre réunies n°464855 – Sté Combray Énergie) – Esprit du paysage, es-tu là ? PROUST, le métaverse sans l’électricité

« Et le printemps en fleur sur ses pantoufles brille » Monsieur Prud’homme – Paul Verlaine – Poème saturniens

Dans un monde post fukuyamien partagé entre le marché, la bible, la Thora ou le Coran, ou autres textes prophétiques, et le revolver, un monde où la propriété intellectuelle ne semble souvent qu’un avantage concurrentiel propre à spéculations pour enrichir un peu plus de pauvres gens, petits propriétaires devenus gros – c’est le marché, la main invisible,  qui pouvons-nous, c’est bon pour vous –  le Conseil d’État, peut-être aussi inspiré de cosmogonie, mânes mélanésiennes ou polynésiennes ou chamaniques, a rendu le 4 octobre 2023 – 6ème et 5ème chambre réunies n°464855 – Sté Combray Énergie – sur les conclusions conformes du Rapporteur Public M. Nicolas AGNOUX, une heureuse décision associant le paysage à la littérature et qui confère à celle-ci, et à l’art en général, une force, exécutoire.

Parce que finalement le Verbe, c’est-à-dire l’esprit, s’il est peut-être au commencement, persiste en tout cas, les histoires ne sont pas finies et le paysage doit pouvoir contribuer à nous les raconter.

Fukuyama a tort et Oscar Wilde a raison : c’est bien la nature qui imite l’art.

Une société par actions simplifiée, Combray Énergie, avait sollicité du représentant de l’État dans le département une autorisation afin de pouvoir implanter un parc de huit éoliennes, d’une hauteur chacune de 150 mètres, dans un champ situé à 5km du village d’Illiers-Combray, mis en scène par Marcel Proust dans son chef d’œuvre « À la recherche du temps perdu » (dont le premier tome a été publié à compte d’auteur chez Grasset en 1913)

La préfète a rejeté la demande de la société Combray Énergie au motif de la protection du paysage.

L’article L.512-1 du Code de l’environnement dispose : « Sont soumises à autorisation les installations qui présentent de graves dangers ou inconvénients pour les intérêts mentionnés à l’article L. 511-1. »

L’article 511-1 prévoit que « sont soumis aux dispositions du présent titre les usines, ateliers, dépôts, chantiers et, d’une manière générale, les installations exploitées ou détenues par toute personne physique ou morale, publique ou privée, qui peuvent présenter des dangers ou des inconvénients soit pour la commodité du voisinage, soit pour la santé, la sécurité, la salubrité publiques, soit pour l’agriculture, soit pour la protection de la nature, de l’environnement et des paysages, soit pour l’utilisation économe des sols naturels, agricoles ou forestiers, soit pour l’utilisation rationnelle de l’énergie, soit pour la conservation des sites et des monuments ainsi que des éléments du patrimoine archéologique. »

Aux termes de  l’article L.350-1 A du code de l’environnement : « Le paysage désigne une partie de territoire telle que perçue par les populations, dont le caractère résulte de l’action de facteurs naturels ou humains et de leurs interrelations dynamiques. »

L’implantation d’un parc éolien pouvait-il ici présenter des dangers ou des inconvénients pour la protection des paysages ? La représentante de l’État a répondu par l’affirmative au motif non pas de dangers ou d’inconvénients au regard d’un paysage matériel et objectif mais au regard de la dimension littéraire de celui-ci. La cour d’appel de Versailles lui a donné raison et rejeté le recours pour excès de pouvoir de la société Combray Énergie. CAA Versailles, 2e ch., 11 avr. 2022, n° 20VE03265

Le Conseil d’État approuve la décision de la Cour d’appel de Versailles et rejette le pourvoi en cassation fondé sur l’erreur de droit et l’erreur manifeste d’appréciation :

« (…) Il ressort des énonciations de l’arrêt attaqué que pour écarter le moyen tiré de l’erreur de droit et de l’erreur d’appréciation  que  la  préfète  d’Eure-et-Loir  aurait commises en refusant l’autorisation sollicitée, la cour a notamment relevé que la réalisation du projet de parc éolien  risquerait  de  porter  une  atteinte significative notamment à l’intérêt paysager et patrimonial  du  site remarquable, classé au titre de l’article L. 631-1 du code du patrimoine, du village d’Illiers-Combray et de ses abords. La cour a relevé que le classement de ce site, qui a le caractère d’une servitude d’utilité publique, trouve son fondement  dans  la  protection  et  la  conservation  de paysages étroitement liés à la vie et à l’œuvre de Marcel Proust, dont un parcours pédestre favorise la découverte. Elle a également relevé que le clocher de l’église d’Illiers- Combray et le jardin du Pré Catelan, dessiné par Jules Amiot, oncle de Marcel Proust, sont classés au titre des monuments   historiques.

En prenant ainsi  en considération des éléments qui ont trait aux dimensions historiques, mémorielles, culturelles et notamment littéraires du paysage, pour juger que le projet litigieux n’était pas compatible avec l’exigence de protection des paysages résultant des dispositions de l’article L. 511-1 du code de l’environnement, la cour n’a pas commis d’erreur de droit.(…)

« pour apprécier l’atteinte significative d’une installation à des paysages ou des sites, il appartient à l’autorité administrative, sous le contrôle du juge, de prendre en compte l’ensemble des éléments pertinents et notamment, le cas échéant, la visibilité du projet depuis ces sites ou la covisibilité du projet avec ces sites ou paysages. Il s’ensuit qu’en retenant notamment que les éoliennes projetées seraient visibles depuis certains lieux se situant au sein du périmètre du site patrimonial remarquables d’Illiers-Combray ou à sa périphérie, pour juger que le projet de parc éolien risquerait de porter une atteinte  significative  à  un  ensemble  constitué  non seulement de deux monuments historiques, mais aussi du site  remarquable,  ainsi qu’à  l’intérêt  paysager  et patrimonial du village d’Illiers-Combray, la cour, qui a suffisamment motivé son arrêt, n’a pas commis d’erreur de droit, et a porté sur les pièces du dossier qui lui était soumis,  une  appréciation  souveraine,  exempte  de dénaturation. (…) »

L’administration jouit ainsi d’un pouvoir d’appréciation souverain et discrétionnaire, sous le contrôle du juge (Légalité externe, erreur manifeste d’appréciation, erreur de droit, détournement de pouvoir) pour déterminer si tel projet, s’encadrant dans un paysage, (une partie de territoire telle que perçue par les populations, dont le caractère résulte de l’action de facteurs naturels ou humains et de leurs interrelations dynamiques) est susceptible de lui porter une atteinte significative emportant refus d’autorisation.

La protection des paysages peut donc aussi tenir à « une composante immatérielle liée à son évocation au sein d’une œuvre littéraire reconnue » (CAA Versailles, 2e ch., 11 avr. 2022, n° 20VE03265)

Pour le rapporteur public « trois facteurs paraissent devoir être réunis pour justifier un refus d’autorisation sur le fondement de l’article L.511-1 : d’abord la renommée de l’œuvre ou sa place particulière dans l’histoire de l’art ; ensuite, l’existence d’une relation si étroite entre l’œuvre et un paysage inscrit dans un lieu précis que le second apparaisse immédiatement et indissociablement lié à la première ; enfin, un état de conservation des lieux suffisant, au regard de la description qui en est faite dans l’œuvre, pour que la correspondance de l’un à l’autre présente encore un enjeu »

Chantre de « l’environnement intellectuel », objet d’un séminaire que nous donnons en master II droit du numérique à l’Université de Nanterre Paris Ouest La défense et auteur de l’ouvrage « Refonder l’espace public » préfacé par Évariste Wayaridri, Directeur général Kanak de la Société des Auteurs Compositeurs et Éditeurs de Nouvelle-Calédonie, nous sommes heureux de cette inclination de la jurisprudence vers ce qui nous semble une évidence, la notion même de propriété intellectuelle s’avère, sinon un sophisme, en tout cas largement insuffisante pour définir le droit des œuvres de l’esprit qui définissent avec leur publication et leur imprégnation dans le public, en tout état de cause, un véritable espace public et un intérêt général, assurément compatibles avec les intérêts des auteurs.

À une époque où les « commons » biens communs, focalisent désespérément les aspirations ou les projets écologistes ou alternatives politiques, obédience Bouvard et Pécuchet, ce dégagement du juge, et de l’administration, du bien dans le champs de l’espace dans lequel il s’insère, nous paraît heureuse et opportune.

Le bien est l’objet de l’économie, l’espace celui du politique, et trop souvent le juriste, parfois stipendié, sacrifie plus à la première qu’au second.

Pour la protection de l’environnement (et des cultures qui vont avec) des espaces naturels ont reçu et reçoivent des personnalités juridiques : le fleuve Whanganui et la montagne Taranaki en Nouvelle-Zélande en 2017, la Mar Menor, une lagune en Espagne en 2022…

Ces personnalités juridiques qu’une analogie spécieuse tente de rapprocher de la personnalité morale de droit privé ou de droit public ont d’abord, et c’est louable, pour objet de protéger et de considérer un élément de paysage en tant que tel… mais en tant que tel ne signifie rien si l’on reprend la définition du paysage aux termes de l’article L.350-1 A du code de l’environnement : « Le paysage désigne une partie de territoire telle que perçue par les populations, dont le caractère résulte de l’action de facteurs naturels ou humains et de leurs interrelations dynamiques. »

L’environnement dont le paysage, est un espace public, culturel, social, politique et tout projet économique ne devrait jamais pouvoir s’y implanter au rebours de cet intérêt collectif ainsi défini, sauf à rompre avec l’humanisme qui préside encore à notre contrat social.

Mieux que la personnalité juridique d’éléments du paysage, qui les protègent assez artificiellement, mais nécessairement, à nos époques de catastrophes environnementales, l’association des représentations humaines, œuvres d’art, par essence immatérielles et métaphysiques, au territoire, est susceptible de réanimer et de soustraire les territoires et les paysages à l’utilitarisme économique.

L’on pourra certes nous opposer, avec raison, que, précisément, et paradoxalement, les éoliennes, dont l’implantation sur le site d’Illiers-Combray  a été refusée par l’administration confortée par le juge, ont pour finalité de permettre la nécessaire décarbonation de sources d’énergie à l’origine du réchauffement climatique, du réchauffement des océans, de leur acidification et des phénomènes climatiques extrêmes, de la sixième extinction de masse des espèces, que nous subissons dans nos territoires… au préjudice du paysage.

Les trois critères posés par le rapporteur public pour justifier une atteinte significative au paysage et partant un refus d’autorisation de l’État (1- la renommée de l’œuvre ou sa place particulière dans l’histoire de l’art ; 2- l’existence d’une relation si étroite entre l’œuvre et un paysage inscrit dans un lieu précis que le second apparaisse immédiatement et indissociablement lié à la première ; 3- un état de conservation des lieux suffisant, au regard de la description qui en est faite dans l’œuvre, pour que la correspondance de l’un à l’autre présente encore un enjeu) intrinsèques au site dans ses composantes matérielles et immatérielles, devraient être complétés par un double contrôle de proportionnalité – le pouvoir de l’administration ne serait plus discrétionnaire – afin d’une part de déterminer si le projet en cause n’est pas aussi susceptible de servir le paysage y compris les créations et relations immatérielles qu’il incorpore et d’autre part si le projet n’est pas lui-même susceptible de protection au titre d’un droit à l’environnement, aujourd’hui droit procédural, mais très susceptible d’évolution, voire de la liberté d’expression et de création pour u champ d’éoliennes présentées, ou arrangées, comme une installation artistique monumentale…

Il faut aussi réserver la part d’arbitraire, quelque peu aristocratique, de la décision ou du jugement qui consiste à élever une œuvre plus qu’une autre, ce qui est heureusement interdit au juge judiciaire (article L. 112-1 du Code de la propriété intellectuelle – Cass. 1re civ., 30 janv. 2007, n° 04-15.543, Bull. 2007 I N° 47 p. 41). Le juge administratif aura eu à cœur de voler au secours de l’œuvre de Proust, que des hauts magistrats ne peuvent ni ignorer ni ne pas apprécier. Le droit, c’est aussi beaucoup de littérature.

Proust, premier de sa classe, fera l’unanimité, mais quid, au hasard, de la description de Meudon, lieu de résidence du personnage de Ferdinand BARDAMU créé, par Louis-Ferdinand CÉLINE, et aussi le sien propre ?

(À suivre ou pas)