VERS UN DROIT SPÉCIAL DE LA VIE PRIVÉE ET DU DROIT À L’IMAGE AU BÉNÉFICE DES VICTIMES D’AGRESSIONS SEXUELLES
L’article 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881 incrimine la diffusion, par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support, des renseignements concernant l’identité d’une victime d’une agression ou d’une atteinte sexuelle ou l’image de cette victime.
À côté de ce droit pénal spécial des victimes d’agression sexuelle protégée du chef de la diffusion de leur identité, le droit positif révèle un droit civil spécial de la vie privée et de l’image de ces victimes.
Aux termes de l’article 8.1 de la CESDH : « Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. »
Même dans un contexte public, une interaction entre l’individu et les tiers peut relever de la vie privée.
CEDH, 7 février 2021, VON HANNOVER c. Allemagne, n°40660/08 et 60641/08, §95 :
Considérant 95 : « La CEDH rappelle que la notion de vie privée comprend des éléments se rapportant à l’identité d’une personne, tels que son nom, sa photo, son intégrité physique et morale ; la garantie offerte par l’article 8 de la Convention est principalement destinée à assurer le développement, sans ingérences extérieures, de la personnalité de chaque individu dans les relations avec ses semblables (souligné par nous). Il existe donc une zone d’interaction entre l’individu et des tiers qui, même dans un contexte public, peut relever de la vie privée. La publication d’une photo interfère dès lors avec la vie privée d’une personne, même si cette personne est une personne publique (Schüssel c. Autriche (déc.), no 42409/98, 21 février 2002, Von Hannover c. Allemagne, no 59320/00, §§ 50 et 53, CEDH 2004-VI, Sciacca, précité, § 29, et Petrina c. Roumanie, no 78060/01, § 27, 14 octobre 2008).
Considérant 96 : « S’agissant de photos, la Cour a souligné que l’image d’un individu est l’un des attributs principaux de sa personnalité, du fait qu’elle exprime son originalité et lui permet de se différencier de ses pairs. Le droit de la personne à la protection de son image constitue ainsi l’une des conditions essentielles de son épanouissement personnel. Elle présuppose principalement la maîtrise par l’individu de son image, laquelle comprend notamment la possibilité pour celui-ci d’en refuser la diffusion (Reklos et Davourlis, précité, § 40 »
La notion de « vie privée » est extensive, insusceptible d’une définition exhaustive. Elle peut englober de multiples aspects de l’identité d’un individu.
Par arrêt du 22 juin 2023 (Première section, Affaire Giuliano Germano c. Italie, n°10794/12) la CEDH a jugé :
Considérant 73 : « La Cour rappelle que la notion de « vie privée » est une notion large, qui ne se prête pas à une définition exhaustive (Sidabras et Džiautas c. Lituanie, nos 55480/00 et 59330/00, § 43, CEDH 2004-VIII). Elle considère par ailleurs qu’il serait trop restrictif de la réduire à un « cercle intime » où chacun peut mener sa vie personnelle à sa guise et d’en écarter entièrement le monde extérieur à ce cercle (Niemietz c. Allemagne, 16 décembre 1992, § 29, série A no 251-B). »
Considérant 74 : « L’article 8 garantit un droit à la « vie privée » au sens large, qui comprend le droit de mener une « vie privée sociale », c’est-à-dire la possibilité pour l’individu de développer son identité sociale. Sous cet aspect, ledit droit consacre la possibilité d’aller vers les autres afin de nouer et de développer des relations avec ses semblables (Bărbulescu c. Roumanie [GC], no 61496/08, § 71, 5 septembre 2017). Par conséquent, l’article 8 protège en outre un droit à l’épanouissement personnel et celui de nouer et de développer des relations avec autrui et avec le monde extérieur (Denisov c. Ukraine [GC], no 76639/11, § 95, 25 septembre 2018). »
Considérant 75 : « La Cour a également conclu que la réputation d’une personne est une composante de son identité personnelle et de son intégrité psychologique, et qu’elle relève donc aussi de sa « vie privée » (Pfeifer c. Autriche, no 12556/03, § 35, 15 novembre 2007). Pour que l’article 8 trouve à s’appliquer, l’atteinte à l’honneur ou à la réputation d’une personne doit présenter un certain niveau de gravité et avoir été portée de manière à causer un préjudice à la jouissance personnelle du droit au respect de la vie privée (A. c. Norvège, no 28070/06, § 64, 9 avril 2009). »
Le droit à la vie privée comprend des informations personnelles dont un individu peut légitimement attendre qu’elles ne soient pas publiées sans son consentement CEDH 7 février 2012, AXEL SPRINGER AG c. Allemagne, n°39954/08, §83
Quant au droit à l’image, il constitue l’un des attributs principaux de sa personnalité. Le droit de la personne à la protection de son image constitue ainsi l’une des conditions essentielles de son épanouissement personnel CEDH 17 octobre 2019, LÓPEZ RIBALDA c. Espagne, n°1874/13 et 8567/13, §§87-91
Même si la liberté d’expression permet la publication de photographies, il s’agit d’un domaine où la protection de la réputation et des droits d’autrui revêt une importance particulière, les clichés pouvant contenir des informations très personnelles, voire intimes, sur un individu ou sa famille CEDH 7 février 2012, VON HANNOVER c. Allemagne, n°40660/08 et 60641/08, §103
Même une photographie neutre qui accompagne un récit dépeignant de manière négative un individu constitue une intrusion grave dans la vie privée d’une personne qui ne recherche pas la publicité CEDH 14 mai 2020, RODINA c. Lettonie, n° 48534/10 et 19532/15,§131
Au-delà d’une protection générale de la vie privée et de l’image des personnes, le droit positif permet de consacrer un véritable droit spécial de la protection de l’image et de la vie privée des personnes victimes d’agression sexuelle.
Aux termes de l’article 1 de la loi n°2014-873 du 4 août 2014 pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes :
« La politique pour l’égalité entre les femmes et les hommes comporte notamment : 1° Des actions de prévention et de protection permettant de lutter contre les violences faites aux femmes et les atteintes à leur dignité ; […] 3° Des actions destinées à prévenir et à lutter contre les stéréotypes sexistes ; […] »
Aux termes du préambule de la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique dite convention d’Istanbul ratifiée le 4 juillet 2014 et entrée en vigueur en France le 1er novembre 2014 :
« (…) Reconnaissant que la nature structurelle de la violence à l’égard des femmes est fondée sur le genre, et que la violence à l’égard des femmes est un des mécanismes sociaux cruciaux par lesquels les femmes sont maintenues dans une position de subordination par rapport aux hommes (…) »
Aux termes de l’article 12 « obligations générales »
« Les parties prennent les mesures nécessaires pour promouvoir les changements dans les modes de comportements socioculturels des femmes et des hommes en vue d’éradiquer les préjugés, les coutumes, les traditions et toute autre pratique fondés sur l’idée de l’infériorité des femmes ou sur un rôle stéréotypé des femmes et des hommes. (…)
Toutes les mesures prises conformément au présent chapitre tiennent compte et traitent des besoins spécifiques des personnes rendues vulnérables du fait des circonstances particulières, et placent les droits de l’homme de toutes les victimes en leur centre. (…) »
Aux termes de l’article 15 « Formation des professionnels »
« Les Parties dispensent ou renforcent la formation adéquate des professionnels pertinents ayant affaire aux victimes ou aux auteurs de tous les actes de violence couverts par le champ d’application de la présente convention, sur la prévention et la détection de cette violence, l’égalité entre les femmes et les hommes, les besoins et les droits des victimes, ainsi que sur la manière de prévenir la victimisation secondaire. (…) »
Aux termes de l’article 17 « Participation du secteur privé et des médias »
« Les Parties encouragent le secteur privé, le secteur des technologies de l’information et de la communication et les médias, dans le respect de la liberté d’expression et de leur indépendance, à participer à l’élaboration et à la mise en œuvre des politiques, ainsi qu’à mettre en place des lignes directrices et des formes d’autorégulation pour prévenir la violence à l’égard des femmes et renforcer le respect de leur dignité (…) »
Dans une affaire J.L. c. Italie, la Cour européenne des droits de l’homme a condamné l’État italien pour ne pas avoir protégé la vie privée et la dignité d’une victime de violences sexuelles, en relevant que les décisions judiciaires et le traitement de l’affaire avaient véhiculé des stéréotypes sexistes et porté atteinte à la vie privée de la requérante. La Cour insiste sur la nécessité de garantir aux victimes un accès effectif à la justice, sans stigmatisation ni exposition médiatique indue, et de veiller à ce que les procédures judiciaires et leur couverture médiatique ne conduisent pas à une victimisation secondaire CEDH, Cour (première section), AFFAIRE J.L. c. ITALIE, 27 mai 2021, 5671/16
Dans une affaire X c. Grèce, la CEDH a souligné l’obligation des États de garantir une enquête effective sur les allégations de violences sexuelles, tout en protégeant la vie privée de la victime et en évitant toute exposition médiatique susceptible de porter atteinte à sa dignité ou de compromettre son accès à la justice CEDH, Cour (troisième section), AFFAIRE X c. GRÈCE, 13 février 2024, 38588/21
La jurisprudence de la CEDH met l’accent sur la nécessité de former les professionnels, y compris les journalistes, à la prévention de la victimisation secondaire et à la protection de la vie privée des victimes. L’article 15 de la convention d’Istanbul, fréquemment cité dans les décisions, impose aux États de dispenser une formation adéquate aux professionnels ayant affaire aux victimes, afin de prévenir la victimisation secondaire, y compris dans le traitement médiatique des affaires CEDH, Cour (troisième section), AFFAIRE X c. GRÈCE, 13 février 2024, 38588/21
Par un récent arrêt E.A ET ASSOCIATION EUROPÉENNE CONTRE LES VIOLENCES FAITES AUX FEMMES AU TRAVAIL c/ France rendu le 4 septembre 2025 la Cour européenne des droits de l’homme a condamné la France (Req n°30556/22) pour violation des articles 3 et 8 de la CEDH à l’occasion de procédures d’enquête et de jugement pour des faits de viol.
La CEDH juge notamment, considérant 138 :
« (…) Dans son appréciation du respect par l’État de ses obligations positives, la Cour tient compte de l’importance de protéger les droits des victimes. Les procédures pénales relatives à des infractions à caractère sexuel sont souvent vécues comme une épreuve par la victime, en particulier lorsque celle-ci est confrontée contre son gré au prévenu (Y. c. Slovénie, no 41107/10, § 103, 28 mai 2015, et X c. Grèce, précité, § 70). Dans la conduite de la procédure, en parallèle avec le respect effectif des droits de la défense, les autorités judiciaires doivent veiller à protéger l’image, la dignité et la vie privée des victimes présumées de violences sexuelles, y compris par la non-divulgation d’informations et de données personnelles sans relation avec les faits. Aux yeux de la Cour, il est essentiel qu’elles évitent de reproduire des stéréotypes sexistes dans les décisions de justice, de minimiser les violences contre le genre et d’exposer les femmes à une victimisation secondaire en utilisant des propos culpabilisants et moralisants propres à décourager la confiance des victimes dans la justice (Y. c. Slovénie, précité, § 97 et 101-104, et J.L. c. Italie, précité, §§ 137-141) (…) »
De façon générale, la mise en balance du droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la CESDH, d’une part, et du droit à la protection de sa réputation, protégé par l’article 8 de la même convention, d’autre part, s’opère selon les critères suivants :
– la contribution à un débat d’intérêt général,
– la notoriété de la personne visée et l’objet du reportage,
– le comportement antérieur de la personne concernée,
– le contenu, la forme et les répercussions de la publication,
– les circonstances de la prise des photos,
– la gravité de la sanction.
CEDH, 7 février 2021, VON HANNOVER c. Allemagne, n°40660/08 et 60641/08, §§108-113 ; CEDH 7 février 2012, AXEL SPRINGER AG c. Allemagne, n°39954/08, §§89-95 ; CEDH 10 novembre 2015, COUDERC ET HACHETTE FILIPACCHI ASSOCIÉS c. France, n°40454/07 ; CEDH 14 mai 2020, RODINA c. Lettonie, n° 48534/10 et 19532/15, §104
Une personne, même connue du public, peut se prévaloir d’une espérance légitime de protection et de respect de sa vie privée. Cette protection présuppose principalement la maîtrise par l’individu de son image, laquelle comprend notamment la possibilité pour celui-ci d’en refuser la diffusion.
L’autorité judiciaire doit veiller à protéger plus particulièrement l’image, la dignité et la vie privée des victimes présumées de violences sexuelle, y compris par la non-divulgation de données personnelles sans relation avec les faits, sauf à risquer de reproduire des stéréotypes sexistes, de minimiser les violences contre le genre et d’exposer les femmes à une victimisation secondaire en utilisant non seulement des propos, mais aussi des images culpabilisantes et moralisantes propres à décourager la confiance des victimes dans justice (Y. c. Slovénie, précité, § 97 et 101-104, et J.L. c. Italie, précité, §§ 137-141).
Cette injonction de la CEDH aux autorités judiciaires vaut pour la logique et l’expression judiciaire. Elle doit aussi valoir, dans le même but, afin de protéger les femmes victimes de violence sexuelle, pour la logique et l’expression des commentaires judiciaires. Sauf à rendre vaine la protection voulue par les textes conventionnels et la CEDH au bénéfice des femmes victimes de violences sexuelles.
AG