Si ce n’est toi, c’est donc ton fils
1. Dans la foulée des accords de l’Elysée qui suivirent la mission OLIVENNES, le gouvernement a adopté le 18 juin 2008 un projet de loi « favorisant la diffusion et la protection de la création sur Internet », communément désigné « HADOPI » du nom de la « Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur internet » qu’il institue.
L’économie du projet de loi est simple dans son principe : il s’agit de prévoir, indépendamment et parallèlement aux procédures civiles ou pénales prévues au chapitre V « Dispositions pénales » du titre III « Procédures et sanctions » du livre troisième de la première partie du code de la propriété intellectuelle (CPI), une prévention et une répression spécifique du manquement par l’abonné à une obligation de surveillance, née avec l’article L.335-12 du CPI dans sa version issue de la loi du 1er août 2006, sous le chapitre « Dispositions pénales ».
Cette obligation est soustraite du chapitre pénal du titre III du livre III. Elle y figurait sans de doute de façon assez inopportune, puisque l’on ne connaissait pas de sanctions, a fortiori pénale, au défaut de surveillance.
C’est sous le chapitre VI « Prévention du téléchargement illicite » qu’il faudra rechercher désormais l’obligation mise à la charge du titulaire de l’abonnement par le législateur, le cas échéant, par un nouvel article L.336-3 du CPI.
2. Le mécanisme est présenté comme « préventif » et « essentiellement pédagogique » (Exposé des motifs du projet de loi). Il est organisé autour d’une nouvelle autorité administrative indépendante, la Haute Autorité pour la Diffusion des Œuvres et la Protection des droits sur Internet (HADOPI), composée de deux organes, le collège, neuf membres dont trois magistrats et la commission de protection des droits, trois membres, tous les trois magistrats.
L’HADOPI se substitue à l’Autorité de Régulation des Mesures Techniques (ARMT).
L’ARMT est née avec la loi du 1er août 2006[1] créant un article L.331-17 du CPI, qui devient le premier alinéa de l’article L.331-37 dans le projet de loi. Sa mission consiste à concilier mesures techniques de protection et interopérabilité d’une part et à ne pas compromettre le bénéfice de certaines exceptions, notamment copie privée, exception pédagogique, exception de conservation pour les bibliothèques et exception en faveur des personnes handicapées).
3. Les autorités administratives indépendantes ont connu des taux de mortalité infantile élevés en matière audiovisuelle[2]. Il semble qu’il doive en être de même s’agissant de l’autorité administrative chargée de réguler l’accès aux œuvres de l’esprit. Ainsi les jours de l’ARMT sont comptés. L’HADOPI prendra le relai de ses missions.
Aux termes du projet d’article L.331-13 du CPI, sont échues à l’HADOPI :
1° Une mission de protection des œuvres et des objets auxquels est attaché un droit d’auteur ou un droit voisin à l’égard des atteintes à ces droits commises sur les réseaux de communications électroniques en ligne ;
2° Une mission d’observation de l’offre légale et de l’utilisation illicite de ces œuvres et objets sur les réseaux de communication électroniques utilisés pour la fourniture de services de communication au public en ligne ;
3° Une mission de régulation dans le domaine des mesures techniques de protection et d’identification des œuvres et des objets protégés par le droit d’auteur ou par les droits voisins qui correspond largement à la mission actuelle de l’ARMT.
4. Le projet de loi composé de 18 pages pour 11 articles est divisé en quatre chapitres : Dispositions modifiant le code de la propriété intellectuelle, Dispositions modifiant la loi n°2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique (article 6-I complété), Dispositions modifiant le code des postes et communications électroniques (article L.34-1 complété), Dispositions diverses.
Les dispositions modifiant le code de la propriété intellectuelle sont prépondérantes.
Les articles L.331-1 à L.331-4 du CPI sont inchangés. La section 2 « Mesures techniques de protection » qui faisait l’objet des articles L.331-5 à L.331-22 du CPI est refondue dans les articles L.331-5 à L. 331-43.
Le cœur du sujet figure à la nouvelle section 3 au chapitre 1er du titre III du livre III de la première partie du CPI intitulée : Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet.
Cette nouvelle section du CPI comporte les articles L.331-12 à L.331-43.
Elle est divisée en trois sous-sections : compétences, composition et organisation ; mission de protection des œuvres et objets auxquels est attaché « un droit d’auteur ou un droit voisin ; mission d’observation de l’offre légale et de l’utilisation illicite d’œuvres et d’objets protégés par un droit d’auteur ou par un droit voisin sur internet.
5. La Haute Autorité dispose de services qui sont placés sous l’autorité de son secrétaire général.
Les rapporteurs chargés de l’instruction des dossiers auprès de la Haute Autorité sont nommés par le président.
Les décisions du collège et de la commission sont prises à la majorité des voix. Au sein du collège uniquement, le président a voix prépondérante en cas de partage.
6. Les fonctions de membre du collège et de membre de la commission de protection des droits sont incompatibles.
Les incompatibilités avec les fonctions de dirigeant ou de salarié ou les qualités d’ancien dirigeant ou d’ancien salarié d’une société régie par le titre II du livre III du CPI (sociétés de perception et de répartition) ou de toute entreprise exerçant une activité de production de phonogrammes ou de vidéogrammes ou offrant des services de téléchargement d’œuvres et d’objets protégés par le droit d’auteur ou les droits voisins, sont identiques à celles qui figurent actuellement à l’article L.331-19 du CPI pour les membres de l’ARMT. Selon les motifs du projet de loi ces incompatibilités sont destinées à garantir l’indépendance de la Haute Autorité à l’égard de ces personnes. L’on peut douter que cela soit suffisant pour garantir une telle indépendance d’une commission dont quatre membres seront désignés selon le bon plaisir de l’exécutif.
Par contre, la commission de protection des droits est composée exclusivement de magistrats, dont le statut garantit plus sûrement, sans doute, l’indépendance de celle-ci. Seuls ces magistrats seront conduits à prendre les mesures, recommandations ou sanctions, prévues aux articles L.331-24 à L.331-29 et à l’article L.331-31 du CPI.
L’on s’attachera dans un titre préliminaire à la méthode et à l’idéologie qui ont conduit au projet de loi HADOPI : à l’origine un homme, président de la FNAC, et son opuscule La gratuité c’est le vol.
L’on étudiera dans un titre premier les organes de l’HADOPI avant d’analyser sa nature ambiguë dans un second titre : l’HADOPI est une autorité administrative, c’est acquis, c’est une autorité de police, c’est certain, mais c’est aussi une juridiction spéciale, c’est préoccupant.
Titre préliminaire : Une procédure législative inspirée ou les bons remèdes de Monsieur Homais
Du bon sens au non sens
7. L’on se souvient de la saga de la procédure parlementaire DADVSI, depuis un projet de loi conçu afin de traduire directement en droit français et avec quelque retard la directive du 22 mai 2001 instaurant les exceptions et les limites aux droits exclusifs de propriété littéraire et artistique, la protection des mesures techniques de protection et des informations sur le régime des droits.
L’objectif avoué du texte gouvernemental à l’époque résidait déjà, avec la transposition de la directive du 22 mai 2001, dans la lutte contre le piratage qui émeut et agite, avec quelques raisons, les industries du disque et du cinéma dans le monde occidental en général et en France en particulier.
L’on vit alors un déchainement des lobbys parmi lesquels l’on peut distinguer notamment :
– les opérateurs de télécommunications intégrant les fournisseurs d’accès à Internet,
– les titulaires de droits en distinguant les associations et syndicats représentant les producteurs de disques ou de films, les artistes interprètes et leurs sociétés de gestion (ADAMI et SPEDIDAM), les auteurs et associations ou sociétés représentatives d’iceux.
– Les usagers représentés par diverses associations,
– Les défenseurs du logiciel libres.
L’on se souvient comment les parlementaires, mal affranchis au préalable de questions mêlant technicité et véritable orientation philosophique du droit d’auteur, s’étaient égayés au grand dam de leurs groupes respectifs, : ainsi l’esprit de KAZAA et de BIT TORRENT vint à la députée Christine BOUTIN, par le verbe du jeune Aziz RIDOUAN, qui la convainquit des vertus des échanges de fichiers musicaux, à l’encontre du gouvernement qu’elle soutenait ; ainsi le député Patrick BLOCHE devint-il le champion de cette licence globale, visant à autoriser par principe le téléchargement de fichiers d’œuvres protégées, contre le paiement d’une redevance forfaitaire reversée aux ayants droit. Les dirigeants du Parti Socialiste, qui recueille notamment depuis les lois LANG du 10 août 1981 et du 3 juillet 1985 un certain capital de sympathie du côté des auteurs et des industries culturelles, eux mêmes très majoritairement hostiles à la licence globale, ne parvinrent jamais à l’impossible synthèse.
Adopté par l’Assemblée Nationale avant d’être battu en brèche par les sénateurs, l’amendement « licence globale », qui légalisait les échanges de fichiers d’œuvres protégées, laissa un avatar : l’exonération des délits de contrefaçon au bénéfice des échangistes paritaires.
8. Le calice du législateur n’en était pas à la lie : pour faire pièce à la licence globale mais afin de donner le change aux partisans des réseaux d’échanges paritaires, le gouvernement, par la voie d’un amendement (n°263) avait voulu exonérer des délits de contrefaçon prévus aux articles L.335-2 et suivants du CPI : « la reproduction non autorisée, à des fins personnelles, d’une œuvre, d’une interprétation, d’un phonogramme, d’un vidéogramme ou d’un programme protégés par un droit d’auteur ou un droit voisin et mis à disposition au moyen d’un logiciel d’échange de pair à pair ».
Le même amendement, à qui le législateur avait prêté vie, prévoyait aussi de soustraire aux foudres de la contrefaçon « la communication au public, à des fins non commerciales, d’une œuvre, d’une interprétation, d’un phonogramme, d’un vidéogramme ou d’un programme au moyen d’un service de communication au public en ligne, lorsqu’elle résulte automatiquement et à titre accessoire de leur reproduction dans les conditions visées au premier alinéa. »
Le Conseil constitutionnel, aux termes de sa décision du 27 juillet 2006, a jugé que cette exonération, contraire au principe d’égalité, devait être censurée.
9. Depuis, c’était il y a deux ans, la loi DADVSI conserve les stigmates d’une gestation douloureuse et d’une naissance difficile. Elle ne satisfait au fond ni les ayants droits qui ne peuvent concurrencer les fichiers illicites, libres, ceux-ci, de mesures techniques de protection (MTP) et conformes à l’interopérabilité inhérente au dogme et à la pratique numériques.
Alors président directeur de la FNAC, Monsieur Denis OLIVENNES, a publié en février 2007 un opuscule intitulé, comme une revanche cent soixante-sept années après PROUDHON « La gratuité c’est le vol ».[3]
Monsieur Denis OLIVENNES, diplômé de normale sup de Saint Cloud et de l’ENA, a commencé sa carrière comme auditeur à la Cour des comptes avant de rejoindre Pierre BEREGOVOY, dont il sera le conseiller, tant dans ses fonctions de ministre de l’économie qu’à son cabinet de Premier Ministre.
Denis OLIVENNES rejoindra ensuite AIR France, puis NC NUMERICABLE (rachetée par le groupe CANAL +) puis la FNAC. Il est depuis 2008, Directeur général adjoint et Directeur de la publication du journal le NOUVEL OBSERVATEUR.[4]
10. Les points de vue de Monsieur Denis OLIVENNES, s’ils sont éminemment respectables en tant que tels, ne faisaient pas particulièrement autorité en matière de propriété littéraire et artistique, avant que la Ministre de la culture loue la « hauteur de ses vues » (Lettre de mission Christine ALBANEL du 26 juillet 2007) et lui confie la mission qui prospérera comme l’on sait jusqu’aux principaux palais de la république : l’Elysée, le Luxembourg, le Palais Bourbon, en passant (et repassant) par le Palais Royal
Sauf cette promotion inattendue, dont nous félicitions volontiers Monsieur OLIVENNES, ses vues, toutes hautes qu’elles soient, n’en demeurent pas moins des vues éminemment discutables, en toute sérénité naturellement.
11. Dans son petit ouvrage, Monsieur Denis OLIVENNNES brosse rapidement un certain panorama du bien culturel avec ce postulat : « La démocratie culturelle est née de la marchandisation des œuvres de l’esprit » (page 12 de l’ouvrage).[5]
Denis OLIVENNES y défend l’économie de « la culture populaire et mondialisée du divertissement » par opposition à la haute culture élitiste et universaliste de l’invention esthétique. « Ce n’est pas La Princesse de Clèves, Don Giovanni ou Les Demoiselles d’Avignon, mais Da Vinci Code, Britney Spears et Disney » écrit Denis OLIVENNES. Distinguo qui ne va pas sans poser en soi quelques difficultés pour les praticiens du droit d’auteur et bien qu’il y ait là une véritable question : la protection des œuvres conçues comme des produits commerciaux, avec des objectifs de rentabilité et de profit, doit-elle être identique à la protection de l’œuvre créée avec elle même comme seule finalité ? En tout cas Monsieur OLIVENNES impose un postulat qui vicie sa théorie en droit positif.
12. L’auteur écrit ensuite : « En soutenant la croissance de production des circuits de production et de diffusion des œuvres, le développement du divertissement mondialisé sert ainsi d’écosystème à la diversité culturelle. Dans les pays comme la France, ce phénomène est renforcé par la mise en place de réglementation et de mécanismes de soutien ou de redistribution : ils protègent la diversité en aidant les « petits » producteurs et distributeurs ainsi que les œuvres moins commerciales. C’est ce qu’on a longtemps appelé « l’exception culturelle. »
Ainsi l’accès gratuit aux œuvres protégées via les réseaux de peer to peer affectent-elles directement non seulement la rémunération des producteurs des artistes et des auteurs mais aussi directement la diversité culturelle : les « gros » ne financent plus les « petits », les « rentables ne le sont plus assez pour financer les « non rentables ».
Denis OLIVENNES choisit les philosophes « néo-tocquevilliens », contre les philosophes « marxistes » : « le processus de démocratisation et d’accomplissement des individus, malgré ses dérives et ses caricatures (est) un progrès de la civilisation, alors que pour ceux-ci « le triomphe de la culture du divertissement de masse constituerait au contraire l’avènement d’une nouvelle barbarie. » (Pages 73 et 74 de l’ouvrage)
Denis OLIVENNES distingue encore les œuvres mondiales et les œuvres universelles, celles qui renvoient au public et celles qui s’imposent au public. Citant Hannah ARENDT : « elle note l’émergence, écrit l’auteur, (à côté des « ouvrages immortels du passé ») de nouvelles marchandises qui ne sont ni des « choses » ni des « objets culturels » ni des « valeurs » mais des biens de consommation destinés à être usés jusqu’à épuisement, comme n’importe quel autre bien de consommation ». Lorsqu’Arendt prophétise la dissolution de « l’art véritable » dans la « culture légère », Denis OLIVENNES veut au contraire démontrer que celle-ci sauve celui là.
13. Au rebours d’autres auteurs qu’il convoque tels Daniel COHEN (cité page 100 de l’ouvrage, La propriété intellectuelle c’est le vol in Le Monde du 08/04/01) ou Jacques ATTALI (cité page 116, Une brève histoire de l’avenir, Fayard 2006) démontrant le caractère nécessaire et inéluctable de la gratuité des œuvres et, à l’inverse, le caractère anormal du caractère onéreux, pour Denis OLIVENNES « La gratuité c’est le vol ».
Pour autant, selon l’auteur, la répression n’est pas une solution et les mesures techniques de protection sont désormais impossibles à mettre en œuvre.
Le bon sens respectable de Monsieur OLIVENNES ne fait pas la raison, encore moins devrait-il faire une loi.
Toutes les idées développées par Monsieur OLIVENNES dans son court essai, à savoir lutte contre la gratuité, répression amoindrie, développement de l’offre légale, abandon des DRM, se retrouvent dans les accords de l’Elysée et dans le projet de loi en objet.
Le petit ouvrage « de bon sens » vaut sans doute quelque chose – parce qu’il faut en tout cas faire quelque chose – mais il ne vaut pas grand-chose au regard du contrat social qui fonde le droit d’auteur.[6]
14. Sa descendance (mission OLIVENNES, rapport OLIVENNES, accords de l’Elysée, projet de loi HADOPI) ne vaut guère plus à cette aune et, encore une fois, quelque respectable et utile soit la position de Denis OLIVENNES et quelque nécessaire soit la lutte contre le piratage.
Personne, respectueux des œuvres des esprits (grands ou petits) ne peut voir sans crainte la consommation effrénée de celles-ci au meilleur prix pour le consommateur, c’est à dire zéro, comme autant d’acte de mépris de ceux qui portent ces esprits : la gratuité, c’est le paroxysme de cette logique marchande, où l’œuvre de l’esprit cède le pas à l’objet marchand : le demandeur / consommateur résout son conflit avec les offreurs du mieux qu’il peut, c’est à dire sans payer.
La gratuité, ce n’est pas du vol, contrairement à l’assertion très spécieuse de Monsieur OLIVENNES, d’abord parce que le public a une véritable créance d’accès sur les œuvres publiées[7], encore parce que l’œuvre est destinée au domaine public, ensuite parce que les droits d’auteur et les droits voisins confèrent un droit de propriété incorporel protégé par le droit spécial de la contrefaçon, enfin parce que rien n’est gratuit sur Internet : tout trafic bénéficie aux opérateurs et le pirate laisse toujours des éléments d’identification qui ont une valeur économique.
15. La question fondamentale posée par la contrefaçon sur Internet, nous semble t-il, réside d’abord dans cette inconscience et cet amoralisme absolu du « pirate », un pur nihiliste en fait, qui non content de jouir gratuitement – comme s’il s’agissait de jouir – détruit en plus une économie et une société qu’il ne reconnaît pas. Le problème fondamental, c’est bien, depuis quelque temps déjà, la fracture du contrat social, qui fonde le droit d’auteur. Il ne faut pas rechercher les causes de cette fracture ailleurs que dans le matérialisme commun au fond à Monsieur OLIVENNES et aux « pirates » : l’œuvre est une chose qui tend à se réduire à son support pour la meilleure utilité du « consommateur ».
Or, le lien qui unit le créateur, quel qu’il soit, dès lors qu’il est protégé par le droit spécial de la PLA, n’a rien à voir avec la fourniture de bien ou de service. Pourtant le public « consomme » des œuvres. On l’y incite même.
Guy DEBORD (étonnamment ignoré par Denis OLIVENNES dans son opuscule) écrivait au début de La société du spectacle[8] :
« Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation. »
… et s’est dissous dans des reproductions, oserions nous ajouter.
16. Si notre législateur est finalement bien inspiré par des traditions anglaises et des meilleures, c’est bien celle du non-sens, dans la lignée de Lewis CARROLL, à moins que ce ne soit celle de l’Utopie et de l’Eutopie, dans la lignée de Thomas MORE.[9]
Le bon sens possède souvent l’apparence ordinaire de la raison. Mais la raison n‘est jamais ordinaire.
17. Cette procédure présentée avec beaucoup d’apparence de raison, fait peu de cas des garanties procédurales administratives, civiles et pénales pour instaurer une procédure « sui generis », de nature foncièrement répressive.
Son objectif déclaré n’apparaît pas tant comme la protection des auteurs / artistes que l’organisation d’un contexte favorable à la mise en place d’accords entre opérateurs et producteurs. C’est au fond une énorme différence qui relativise tant les droits de propriété littéraire et artistique que les droits fondamentaux du justiciable.
Ainsi peut-on lire dans l’exposé des motifs du projet de loi : « il s’agit de faire comprendre au consommateur qu’internet est désormais, parallèlement à ses fonctions de communication et d’échange, un outil efficace et moderne de distribution commerciale. Elle (la lutte contre le piratage de masse) sera donc essentiellement préventive et l’éventuelle sanction de la méconnaissance des droits de propriété littéraire et artistique ne passera plus nécessairement par le juge »
C’est bien ce qui peut inquiéter : le juge, c’est aussi la garantie du bon droit, avant, pendant et après le jugement.
18. Manifestement fasciné par un modèle inspiré de systèmes nordiques ou anglo-saxons, plus fantasmés qu’effectifs, foncièrement basés sur la contrainte volontaire et l’acceptation mutuelle, fondés sur une forte volonté de cohésion sociale, le législateur voudrait donc que le piratage devienne un « risque inutile » au regard de l’offre légale qui serait développée en échange du mécanisme « préventif » et « pédagogique », répressif au fond, qui serait mis en place.
L’on ne voit pas en quoi le piratage deviendrait un risque inutile puisqu’il ne s’agit précisément pas de sanctionner le « pirate » mais le titulaire de l’abonnement négligent.
Le système mis en place par le projet de loi ne parvient pas à surmonter le vice essentiel sur lequel il repose : une personne innocente, en tant que telle, le titulaire de l’abonnement, est responsable pénalement, fût-ce à un degré moindre, de faits de contrefaçon commis par un tiers.
I- Les organes de l’HADOPI : collège et commission de protection des droits
19. La Haute Autorité est composée de deux organes : le collège et la commission de protection des droits. Le collège reçoit une compétence générale de principe lorsque la commission de protection des droits reçoit une compétence spéciale d’attribution.
C’est une autorité indépendante : dans l’exercice de leurs attributions, les membres du collège et de la commission de protection des droits ne reçoivent d’instruction d’aucune autorité. (Projet d’article L.331-14 alinéa 3 CPI).
1.1 Le collège
Le collège de la Haute Autorité est composé de neuf membres, dont le président, nommés, pour une durée de six ans, par décret :
– Un conseiller d’Etat désigné par le vice-président du Conseil d’Etat ;
– Un conseiller à la Cour de cassation désigné par le premier président de la Cour de cassation ;
– Un conseiller maître à la Cour des comptes désigné par le premier président de la Cour des comptes ;
– Un membre désigné par le président de l’Académie des technologies, en raison de ses compétences en matière de technologie de l’information ;
– Un membre du Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique désigné par le président du Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique ;
– Quatre personnalités qualifiées, désignées sur proposition conjointe des ministres chargés des communications électroniques, de la consommation et de la culture.
20. Le président du collège est nommé parmi les trois premiers, comme c’était le cas pour l’ARMT, qui ne comportait pas les quatre personnalités qualifiées et qui comportait en plus, avec voix consultative, le président de la commission dite « copie privée (article L.311-5 du CPI)
Le texte du projet de loi (article L.331-15 CPI) énonce que « pour la constitution de la Haute Autorité, le président est nommé pour six ans ». Il semble qu’il s’agisse tant du président du collège que du président de la Haute Autorité mais le texte est très ambigu.
La durée du mandat des huit autres membres est fixée, par tirage au sort, à trois ans pour quatre d’entre eux, et à six ans pour les quatre autres. Le mandat des membres n’est pas révocable. Il n’est pas renouvelable, sauf s’il n’a pas excédé deux ans.
1.2 La commission de protection des droits
21. La commission de protection des droits, chargée de prendre les mesures de recommandations ou de sanctions prévues aux articles L.331-24 à L.331-29 et à l’article L.331-31 CPI est composée de trois membres, dont le président, nommés pour une durée de six ans, par décret :
– un membre du Conseil d’Etat désigné par le vice-président du Conseil d’Etat ;
– un membre de la Cour de cassation désigné par le premier président de la Cour de cassation ;
– un membre de la Cour des comptes désigné par le premier président de la Cour des comptes.
Pour la constitution de la commission, le président est nommé pour une durée de six ans. La durée du mandat des autres membres est fixée, par tirage au sort, à trois ans pour l’un et à six ans pour l’autre.
Le mandat des membres n’est pas révocable. Il n’est pas renouvelable, sauf s’il n’a pas excédé deux ans.
1.3 Les agents publics habilités par le président de l’HADOPI
22. La commission de protection des droits (composée de trois magistrats) dispose d’agents publics habilités par le président de l’HADOPI dans des conditions fixées par un décret en Conseil d’Etat.
Les agents reçoivent les saisines adressées à la commission de protection des droits. Ils procèdent à l’examen des faits et constatent la matérialité des manquements à l’obligation de surveillance à la charge du titulaire de l’abonnement.
Les agents publics habilités par le président de l’HADOPI peuvent, pour les nécessités de la procédure, obtenir tous documents, quel qu’en soit le support, y compris les données conservées et traitées par les opérateurs de communication électroniques dans le cadre de l’article L.34-1 du code des postes et communications électroniques et les prestataires mentionnés aux 1 et 2 du I de l’article 6 de la loi du 21 juin 2004 dite LCEN. Ils peuvent obtenir copie des documents sus mentionnés.
Ils peuvent, notamment, obtenir des opérateurs de communications électroniques l’identité, l’adresse postale, l’adresse électronique et les coordonnées téléphoniques du titulaire de l’abonnement utilisés à des fins de reproduction, de représentation, de mise à disposition ou de communication au public d’œuvres ou d’objets protégés sans l’autorisation des titulaires des droits d’auteur ou droits voisins lorsqu’elle est requise.
Les agents publics sont astreints au secret professionnel pour les faits, actes ou renseignements dont ils ont pu avoir connaissance en raison de leurs fonctions.
Les décisions d’habilitation de ces agents sont précédées d’enquêtes administratives destinées à vérifier que leur comportement n’est pas incompatible avec l’exercice de leurs fonctions ou missions.
Ces agents doivent en outre remplir les conditions de moralité et observer les règles déontologiques définies par décret en Conseil d’Etat.
23. Un décret en Conseil d’Etat fixe les règles applicables à la procédure et à l’instruction des dossiers devant le collège et la commission des droits de la Haute Autorité.
II- L’HADOPI un organe de police aux contours mal définis et une juridiction spéciale
2.1 La saisine de la commission de protection des droits
24. La commission de protection de droits agit sur saisine d’agents assermentés qui sont désignés par :
– les organismes de défense professionnelle régulièrement constitués,
– les bénéficiaires valablement investis à titre exclusif, conformément aux dispositions du livre II, d’un droit exclusif d’exploitation appartenant à un producteur de phonogrammes ou de vidéogrammes, c’est à dire les titulaires de droits voisins à l’exclusion des droits d’artistes et des droits des entreprises de communication audiovisuelle ;
– les sociétés de perception des droits ; il s’agit des sociétés visées au titre deuxième du Livre III de la première partie du CPI ;
– le centre national de la cinématographie ;
25. La commission de protection des droits peut également agir sur la base d’informations qui lui sont transmises par le procureur de la République.
Elle ne peut être saisie de faits remontant à plus de six mois.
L’article L. 331-2 CPI actuel demeurerait en l’état : la preuve de la matérialité de toute infraction aux dispositions des livres Ier, II et III du CPI et de l’article 52 de la loi n°85-660 du 3 juillet 1985, outre les procès verbaux des officiers ou agents de police judiciaire, peut résulter des constatations d’agents assermentés, agréés par le ministre de la culture, désignés par le CNC par les organismes de défense professionnelle visés à l’article L.331-1 CPI et par les sociétés de perception et de répartition.
26. Les agents du projet d’article L.331-22 CPI, bien qu’assermentés, ne sont pas, en l’état du texte, agréés par le ministre de la culture. L’on peut déplorer cette absence de contrôle administratif et cette dualité de régime entre les agents article L.331-2 CPI et le projet d’article L.331-22 CPI.
S’agit-il d’un oubli ? S’agit-il de la manifestation d’un retrait de l’Etat finalement assez conforme à la doctrine économique libérale, qui inspire le texte et qui consiste à déléguer, tant que faire se peut, le contentieux du « piratage » hors des juridictions normales de l’Etat ? Dans le premier cas, inutile ici de commenter une négligence, dans le second cas, pas plus que le terrorisme, le piratage justifie t-il une atteinte à l’Etat de droit, au contraire. Car c’est ce dont il s’agit.
En tout cas les agents L.331-2 CPI sont compétents pour saisir la commission de protection des droits, sauf, hors les sociétés de gestion, les agents des titulaires de droits d’artistes ou de droits d’entreprises de communication audiovisuelle.
2.2 Des mesures limitées à ce qui est nécessaire pour mettre un terme à l’obligation de surveillance à la charge du titulaire de l’abonnement
27. Les mesures prises par la commission de protection des droits sont limitées à ce qui est nécessaire pour mettre un terme au manquement à l’obligation de surveillance à la charge du titulaire de l’abonnement.
Lorsqu’elle est saisie de faits susceptibles de constituer un manquement à l’obligation de surveillance, la commission de protection des droits peut envoyer à l’abonné, sous son timbre et pour son compte, par la voie électronique et par l’intermédiaire du fournisseur d’accès, une recommandation lui rappelant son obligation de surveillance, lui enjoignant de respecter cette obligation et l’avertissant des sanctions encourues en cas de renouvellement du manquement.
En cas de renouvellement, dans un délai de six mois à compter de l’envoi de la recommandation visée à l’alinéa précédent, de faits susceptibles de constituer un manquement à l’obligation de surveillance, la commission peut assortir l’envoi d’une nouvelle recommandation, par la voie électronique, d’une lettre remise contre signature ou de tout autre moyen propre à établir la preuve de la date d’envoi de cette recommandation et celle de sa réception par l’abonné.
Les recommandations, simples ou avec accusé de réception, ne sont pas contestables, en l’état, au fond. Il faut attendre les sanctions prévues au projet d’article L.331-25 CPI.
La recommandation « recommandée » ne suit pas forcément la recommandation « simple ». Ce peut être l’une ou l’autre, c’est en tout cas l’une ou l’autre préalablement à la procédure contradictoire qui donne lieu aux sanctions.
2.3 L’absence de motivation des recommandations – L’absence de recours
Dans l’exposé des motifs, le gouvernement énonce que « les recommandations, qui s’analysent comme de simples rappels à la loi, ne font pas grief par elles mêmes. Elles ne peuvent donc faire l’objet d’un recours juridictionnel et leur bien fondé ne pourrait être contesté qu’à l’appui d’un recours dirigé contre une décision de sanction. Elles sont similaires à des blâmes en matière disciplinaire ou des sursis en matière pénale.
28. Il semble pourtant que ces recommandations, successives ou non, puissent faire grief, au sens de la procédure civile comme de la procédure administrative, puisqu’elles sont le préalable nécessaire à une procédure de sanction.
Il est aussi insupportable qu’un abonné, qui pourrait protester, dès le stade des recommandations, de l’accomplissement de son obligation de surveillance, ne puisse pas le faire et doive attendre, s’il n’est pas effectivement fautif, la procédure de sanction.
Il est souhaitable que l’abonné puisse connaître en temps et en lieu, fût-il virtuel, quels faits lui sont reprochés qui sont susceptibles de constituer un manquement à son obligation de surveillance et qu’ils puissent les contester.
Ou alors l’idée même de gradation de la riposte serait compromise puisqu’il faudrait attendre la procédure de sanction pour que l’abonné puisse enfin recouvrer des droits de la défense conformes aux standards qui prévalent devant les juridictions judiciaires et administratives, conformément aux articles 6-1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et conformément à l’article 7 de la Déclaration des Droits de 1789.
Ainsi un premier projet d’article L.331-30 du CPI obligeait la commission de protection des droits à motiver tant les lettres de recommandations que les sanctions ainsi qu’à mentionner, notamment, au moins une œuvre ou un objet protégé par un droit d’auteur ou par un droit voisin auquel il a été porté atteinte.
La commission agissant via des recommandations ou des sanctions informait en tout cas le titulaire de l’abonnement de la mise en œuvre, par la Haute Autorité, d’un traitement de données à caractère personnel le concernant.
29. Le projet de loi adopté le 18 juin dernier supprime donc l’obligation de motivation qui était inspirée de la procédure administrative et de la loi du 11 juillet 1979.
Nous pensons que de telles recommandations, qui s’inscrivent en préalable à la procédure de sanction puisque celle-ci est forcément subséquente, dans le délai d’un an, à une recommandation, s’inscrivent comme des préparatoires nécessaires à une éventuelle sanction, qui ne peuvent intervenir que dans le respect des droits de la défense.
Ces recommandations nous semblent constituer des décisions administratives individuelles défavorables, qui pourraient être soumises au contrôle du juge administratif de droit commun, qui veillerait notamment au respect des droits de la défense.
Les droits de la défense
30. Dans le célèbre arrêt TROMPIER-GRAVIER, (CE section 5 mai 1944, Rec 133, GAJA), s’agissant alors du retrait d’une autorisation administrative, le Conseil d’Etat avait jugé « qu’une telle mesure ne pouvait légalement intervenir sans que la dame veuve Trompier-Gravier eût été mise à même de discuter les griefs formulés contre elle … » Le commissaire du gouvernement CHENOT avait conclu à l’époque « lorsqu’une décision administrative prend le caractère d’une sanction et qu’elle porte une atteinte assez grave à une situation individuelle, la jurisprudence exige que l’intéressé ait été mis en mesure de discuter les motifs de la mesure qui le frappe. »
Il en aurait été autrement si la recommandation ne s’était pas inscrite dans le processus de riposte graduée conduisant éventuellement à la sanction, une telle recommandation ne faisant pas alors grief.
31. Peut-on admettre au regard de la séparation des deux ordres de juridiction que le juge administratif contrôle (ce serait un contrôle restreint) la régularité de la procédure de recommandation, au regard notamment du principe général des droits de la défense, alors que cette recommandation est préalable à la saisine de la commission de protection des droits, elle même soumise au contrôle du juge judiciaire ? C’est une question qui pourrait être tranchée par le juge constitutionnel. Nous pensons que l’intervention du juge judiciaire comme voie de recours des décisions de la commission de protection des droits n’interdit pas l’intervention du juge administratif pour contrôler la même commission qui intervient alors non pas comme une autorité de police répressive mais comme une autorité de police préventive.
2.4 Les sanctions
32. Lorsqu’il est constaté que l’abonné a méconnu son obligation de surveillance dans l’année suivant la réception d’une recommandation adressée par la commission, celle-ci peut prononcer des sanctions, après une procédure contradictoire, en fonction de la gravité des manquements et de l’usage de l’accès. (Projet d’article L.331-3 CPI)
Les sanctions sont au choix les suivantes :
– la suspension de l’accès au service pour une durée de trois mois à un an assortie de l’impossibilité, pour l’abonné, de souscrire pendant la même période un autre contrat portant sur l’accès à un service de communication au public en ligne auprès de tout opérateur ;
– une injonction de prendre des mesures de nature à prévenir le renouvellement du manquement constaté et à en rendre compte à la Haute Autorité, le cas échéant sous astreinte.
– La commission peut décider que l’injonction mentionnée au 2° fera l’objet d’une insertion dans les publications, journaux ou supports qu’elle désigne. Les frais sont supportés par les personnes sanctionnées.
– Les sanctions peuvent faire l’objet d’un recours en annulation ou en réformation par les parties devant les juridictions judiciaires.
– Un décret en Conseil d’Etat fixe les conditions dans lesquelles les sanctions peuvent faire l’objet d’un sursis à exécution.
Un décret déterminera les juridictions compétentes pour connaître de ces recours.
33. Le projet de loi dans l’exposé des motifs énonce :
« La Haute Autorité peut également, en fonction de l’usage – notamment professionnel – qui est fait de l’accès au service de communication, recourir à une sanction alternative, qui prend la forme d’une injonction délivrée à l’abonné de prendre des mesures de nature à prévenir le renouvellement du manquement et à lui en rendre compte, le cas échéant sous astreinte. Cette mesure peut faire l’objet d’une publication aux frais de l’abonné. Une telle sanction est plus particulièrement destinée aux entreprises et aux personnes morales en général, pour lesquelles la suspension de l’accès à Internet pourrait revêtir des conséquences disproportionnées. »
Mais rien ne garantit un tel « aménagement de peine » dans le texte du projet de loi.
34. La démarche qui consiste à isoler le cas des entreprises et les personnes morales pour leur éviter les désagréments d’une coupure de l’abonnement procède d’un véritable mépris des abonnés dont on imagine sans doute que leur connexion est réservée à des usages futiles sinon licencieux. Or le développement de l’Internet permet justement l’accès à nombre de service public sur un pied d’égalité. C’est ainsi que le Parlement Européen a adopté le 10 avril 2008 une résolution aux termes de laquelle il: « engage la Commission et les États membres à reconnaître qu’Internet est une vaste plate-forme pour l’expression culturelle […] et, par conséquent, à éviter l’adoption de mesures allant à l’encontre des droits de l’homme, des droits civiques et des principes de proportionnalité, d’efficacité et d’effet dissuasif, telles que l’interruption de l’accès à Internet ».
La directive 2002/22/CE du 7 mars 2002 concernant le service universel et les droits des utilisateurs au regard des réseaux et services de communications électroniques (« directive service universel ») créée un véritable service public des télécommunications avec un véritable droit de l’usager du service.[10]
35. Dans la première version publiée du texte gouvernemental, la sanction intervenait en cas de manquements répétés à l’obligation de surveillance, le caractère répété s’appréciant sur une période d’une année. Aucun recours n’était explicitement prévu, sauf dans l’hypothèse de l’échec d’une procédure de transaction avec la commission de protection des droits, en quel cas la juridiction administrative statuant en plein contentieux était compétente. Comme lors de l’avant-projet de texte DADVSI, un contentieux initialement destiné au juge administratif revient au juge judiciaire.
Cette circonstance est significative, au fond, de l’hésitation du gouvernement sur la qualification, administrative ou judiciaire, de la matière qu’il est en train de manipuler. L’on peut s’en inquiéter et l’on ne s’étonnera pas que la procédure, qui hésite entre les deux ordres juridictionnels demeure en fin de compte dans un espace juridique inouï.
2.5 La transaction
36. Avant d’engager la procédure de sanction, la commission de protection des droits peut proposer à l’abonné passible de sanction une transaction qui peut porter sur l’une des mesures suivantes :
1° Une suspension de l’accès au service d’une durée d’un mois à trois mois, assortie de l’impossibilité de souscrire pendant la même période un autre contrat portant sur l’accès à un service de communication au public en ligne auprès de tout opérateur ;
2° Une obligation de prendre des mesures de nature à éviter le renouvellement d’un manquement.
En cas d’inexécution, du fait de l’abonné, d’une transaction acceptée par celui-ci, la commission peut prononcer l’une des sanctions prévues au projet d’article L.321-25 CPI.
37. Le texte prévoit que, nonobstant la suspension de l’accès, le versement du prix de l’abonnement reste du au fournisseur de service.
Cette disposition légale est d’autant plus inopportune sinon immorale que le fournisseur d’accès a antérieurement contribué et bénéficié du délit de contrefaçon que l’on impute au défaut de surveillance du titulaire de l’abonnement. Le fournisseur d’accès s’enrichit au moyen d’une fraude certes commisse par tiers, mais une fraude, qu’il ne contribue pas à prévenir[11]
Une fois l’abonnement suspendu, le fournisseur d’accès s’enrichit sans cause.
Deux poids deux mesures : un poids lourd le FAI et l’exonération de responsabilité prévue par l’article 6-I alinéa 2 de la loi LCEN du 21 juin 2004, un poids plume le titulaire de l’abonnement, consommateur lambda et sa responsabilité pour défaut de surveillance.
C’est aussi une façon de sanctionner pénalement, avec une quasi amende, le titulaire de l’abonnement, avec cette anomalie que l’amende ne bénéficie pas à l’Etat mais au fournisseur d’accès, qui profite des trafics de fichiers, quelle que soient leur odeur et leur couleur.
2.6 La responsabilité de l’abonné, l’opportunité des poursuites de la commission de protection des droits, et l’exonération conditionnelle de responsabilité
38. Le titulaire d’un accès à des services de communication au public en ligne a l’obligation de veiller à ce que cet accès ne fasse pas l’objet d’une utilisation à des fins de reproduction, de représentation, de mise à disposition ou de communication au public d’œuvres ou d’objets protégés par un droit d’auteur ou par un droit voisins sans l’autorisation des titulaires de droits. (Projet d’article L.336-3 CPI).
Le texte actuel de l’article L.335-12 du CPI laisse à la charge de l’abonné une obligation de surveillance sans doute plus restreinte puisqu’il « doit veiller à ce que cet accès ne soit pas utilisé à des fins … »
Le fait pour l’abonné de manquer à son obligation de surveillance peut donner lieu à sanction dans les conditions définies à l’article L.331-25. (Projet d’article L.336-3 CPI)
Il semble que l’HADOPI, plus précisément sa commission de protection des droits, jouisse en l’état du texte d’une véritable opportunité des poursuites, hors toute hiérarchie des autorités de poursuite et finalement hors tout contrôle démocratique.
39. La Haute Autorité, son collège en fait, établit la liste de moyens de sécurisation regardés comme efficaces pour prévenir les manquements à l’obligation de surveillance de l’abonné.
La responsabilité de l’abonné ne pourra être retenue s’il a mis en œuvre les moyens de sécurisations établis par l’HADOPI ou si l’atteinte est le fait d’une personne qui a frauduleusement utilisé son abonnement, à moins que cette personne soit placée sous son autorité.
Toutefois, il appartiendra à l’abonné de démontrer l’accès frauduleux à son abonnement et cette preuve pourra bien souvent être très délicate sinon impossible à rapporter.
La force majeure exonère également l’abonné de sa responsabilité.
2.7 L’HADOPI est-elle un tribunal au sens de l’article 6-I CESDH
40. Plus précisément la commission de protection des droits agissant dans le cadre d’une procédure de sanction est-elle un tribunal au sens de l’article 6-I de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales[12] ?
Les éminents commentateurs de l’arrêt DIDIER au recueil des Grands Arrêts de la Jurisprudence Administrative (CE Ass. 3 déc. 1999, DIDIER, Rec. 399, GAJA, Dalloz 16ème éd. Commentaires Long, Weil, Braibant, Devolvé, Genevois) écrivent que « la qualification (de juridiction) n’est reconnue qu’à des organes répondant à des caractéristiques tenant à leur statut, leurs fonctions, leur organisation, leur procédure (CE 20 juin 1913 Téry- CE Ass. 12 déc. 1953n de Bayo Rec 544) Elle s’applique à des juridictions disciplinaires comme la section disciplinaire du Conseil National de l’Ordre des médecins. Elle ne s’applique pas à des institutions telles que le conseil de la concurrence, la Commission des opérations de bourse qui ont d’ailleurs expressément été reconnues comme des autorités administratives par le Conseil constitutionnel. (CC 23 janv. 1987) et a fortiori au Conseil des marchés financiers, puis à l’Autorité des Marchés financiers. »
Il ne nous semble pas à cette aune que l’HADOPI, plus précisément sa commission de protection des droits, soit une juridiction mais plutôt une autorité de police spéciale, lorsqu’elle agit dans sa mission de pourvoyeuse de recommandation.
Par contre, il nous semble qu’elle apparaît comme une véritable juridiction répressive spéciale lorsqu’elle statue pour sanctionner les manquements aux obligations de surveillance. Ses agents sont alors des agents de police judiciaire.
41. Au regard de la jurisprudence du Conseil d’Etat, une autorité administrative indépendante, en l’espèce le Conseil des marchés financiers, « doit être regardée comme décidant du bien fondé d’accusations en matière pénale au sens des stipulations précitées de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. (…) alors même que le Conseil des marchés financiers siégeant en formation disciplinaire n’est pas une juridiction en droit interne, le moyen tiré de ce qu’il aurait statué dans des conditions qui ne respecteraient pas le principe d’impartialité rappelé à l’article 6-1 précité peut, eu égard à la nature, à la composition et aux attributions de cet organisme, être utilement invoqué à l’appui d’un recours formé devant le Conseil d’Etat à l’encontre de sa décision. » (CE 3 déc. 1999, DIDIER précité)
Pour la Cour européenne des droits de l’homme, il suffit que les sanctions comportent une « coloration pénale » pour qu’elles relèvent de la matière pénale. ENGEL et autres, CEDH 8 juin 1976, AFDI 1977.481)
La Cour de cassation a admis que la Commission des opérations de bourse et le Conseil de la Concurrence relèvent du champ d’application de l’article 6-I. (Ass Plén. 5 février 1999, COB / c. Oury, Bull Civ AP, n°1 – Com 5 oct. 1999, SNC Campenon Bernard SGE, B.Civ IV, n° 158)
42. Ainsi l’article 6-I de la CESDH nous semble devoir s’appliquer aux procédures devant la commission de protection des droits, ce qui implique notamment la publicité des débats. [13]
2.8 L’HADOPI, un espace mal défini entre prévention et répression
43. La prévention, relève classiquement du régime de la police administrative, sous le contrôle de « proportionnalité » du juge administratif, par opposition à la répression qui relève de la police judiciaire, sous le contrôle de l’autorité judiciaire.[14]
Les missions de l’HADOPI qui comprennent la protection des œuvres, l’observation de l’offre légale, la mission de régulation dans le domaine des MTP ne sont pas équivalentes :
44. L’HADOPI dans sa mission de sanction d’une infraction à l’obligation de surveillance de l’abonné, est évidemment une autorité de répression.
C’est alors de la commission de protection des droits dont il s’agit, alors, comme une autorité judiciaire.
Les agents publics de l’HADOPI reçoivent des pouvoirs de police judiciaire. Ils entrent semble t-il dans la catégorie subsidiaire prévue à l’article 28 du Code de procédure pénale : « Les fonctionnaires et agents des administrations et services publics auxquels les lois spéciales attribuent certains pouvoirs de police judiciaire exercent ces pouvoirs dans les conditions et dans les limites fixées par ces lois. »
45. Les garanties fondamentales de la procédure pénale devraient alors s’appliquer à la procédure de sanction mise en œuvre sur le fondement de l’article L.331-25 du CPI : droits de la défense, principe de la personnalité des peines et de la responsabilité personnelle, le principe de la présomption d’innocence, sans toutefois que les dispositions du code de procédure pénale relatives aux enquêtes, à l’instruction ou au jugement s’appliquent.
L’HADOPI, dans mission d’observation de l’offre légale ou de régulation des mesures techniques de protection ou d’identification, est une autorité administrative soumise à la juridiction administrative de droit commun.
46. Quid de la constitutionnalité du texte de loi au regard notamment de l’attribution à une juridiction administrative indépendante, fût-ce avec la possibilité d’un recours en annulation ou en réformation devant les juridictions judiciaires, d’un contentieux répressif ? Rien ne semble l’interdire au regard de la règle constitutionnelle et de la jurisprudence du Conseil Constitutionnel, tant que la répression ne prend pas la forme d’une privation de liberté.[15]
2.9 Si ce n’est toi …
47. Existe t-il d’autres exemples où une personne est réprimée pénalement non pas pour la commission de faits dont elle l’auteur mais pour sanctionner le défaut de surveillance ou de vigilance qui aurait permis l’utilisation détournée par un tiers des moyens dont elle a la garde ? L’on songe immédiatement aux véhicules à moteur et aux infractions du Code de la route, dont l’exemple est rappelé par les promoteurs du projet gouvernemental.
Toutefois, le mécanisme est radicalement différent : il s’agit alors d’une présomption simple de conduite du véhicule par le titulaire de la carte grise. Celui-ci s’exonère de sa responsabilité dès lors qu’il démontre qu’il ne conduisait pas le véhicule en question.
L’on songe aussi aux cumuls d’infraction : l’un fabrique une fausse pièce d’identité qu’il procure au second qui commet ensuite une escroquerie. Les délits du premier et du second sont différents mais ils ressortent tous les deux d’une intention délictuelle positive – dolus bonus – sauf si les deux sont liés dans l’escroquerie en quel cas ils sont complices et c’est le régime du cumul réel d’infraction qui s’applique.
Rien, en l’état de notre droit ne ressemble, heureusement, à notre connaissance, à ce dont nous traitons aujourd’hui :
Un défaut de surveillance, non incriminé comme tel, conduisant à une sanction de nature pénale, sans qu’il y ait pour autant aucune coaction ou complicité dans le délit de contrefaçon, afin néanmoins de faire supporter au débiteur de l’obligation de surveillance une part de responsabilité dans le délit de contrefaçon commis.
48. La poursuite des « pirates » est un acte d’autorité difficile à assumer pour le gouvernement[16], la constitution ne permet pas de régler le sort des pirates comme il l’aurait voulu : on décale alors la responsabilité sur un tiers au délit de contrefaçon et l’on invente pour celui là une juridiction spéciale avec des peines spéciales.
Tant que l’on ne dissociera pas la responsabilité du titulaire de l’abonnement des faits de contrefaçon qui laissent supposer son défaut de surveillance, le dispositif légal constituera, sous un piètre déguisement, une violation permanente du principe de la personnalité des délits et des peines.
49. Peut-on imaginer une violation de l’obligation de surveillance article L.336-3 CPI sans contrefaçon en amont ? Evidemment, chacun sait comment Internet permet de réaliser nombre de délits parmi lesquels l’on peut citer : l’incitation à la haine raciale, la provocation à la débauche, la pédophilie …
Pourquoi le titulaire de l’abonnement serait-il sanctionné pour son défaut de vigilance s’agissant d’échange de fichiers numériques lorsqu’il ne serait pas autrement inquiété, en tant que tel, c’est à dire hors complicité, sauf les règles civiles de la responsabilité du fait des choses que l’on a sous sa garde, c’est à dire dont a l’usage, la direction et le contrôle, lorsqu’il s’agirait d’échanges pédophiles ?
D’abord parce que les enfants victimes de pédophiles n’ont aucune chance de devenir en tant que tels président d’un grand magasin de distribution.
Ensuite parce que le gouvernement, incapable d’appréhender le contrefacteur dans les mailles de la riposte graduée qu’il avait imaginée, à décidé d’y substituer le titulaire de l’abonnement, selon le principe de droit génial : « si ce n’est lui, c’est donc son fils ».
50. Les frais d’une éventuelle résiliation au cours de la période de suspension sont supportés par le titulaire d’accès.
Rien n’empêche en outre le FAI de prévoir contractuellement la résiliation pour faute du titulaire de l’abonnement dès lors que l’abonné sera sanctionné par la commission de protection des droits. Il est même probable que les FAI mettent rapidement en place cette clause pénale, si le législateur n’y remédie.
Le texte prévoit que la suspension s’applique uniquement à l’accès à des services de communication au public en ligne. Lorsque ce service d’accès est acheté selon des offres commerciales composites incluant d’autres types de services, tels que services de téléphonie ou de télévision, les décisions de suspension ne s’appliquent pas à ces services.
Selon l’AFA, un tel « découplage » est impossible, en l’état de la technique. Au demeurant rien n’est jamais vraiment impossible dans ce domaine : c’est une question d’actualité technique et de coût, qui sera en tout cas imputé sur les titulaires des abonnements.
51. L’éventuelle suspension de l’abonnement est notifiée au fournisseur d’accès avec injonction de mettre en œuvre cette mesure de suspension dans un délai de quinze jours.
Si le fournisseur d’accès ne se conforme pas à l’injonction qui lui est adressée, la commission de protection des droits peut, à l’issue d’une procédure contradictoire, lui infliger une sanction pécuniaire d’un montant de 5.000 Euros par manquement constaté.
Un recours judiciaire en annulation ou en réformation est possible.
2.10 Les données personnelles dans le filet
52. La Haute Autorité établit un répertoire national des personnes qui font l’objet d’une suspension en cours de leur accès Internet.
Le fournisseur d’accès vérifie, à l’occasion de la conclusion de tout nouveau contrat portant sur sa fourniture de service, si le nom du cocontractant figure sur ce répertoire.
Cette obligation du FAI est également sanctionnée par une « sanction pécuniaire » (projet d’article L.331-31 CPI) de 5.000 Euros. Les décisions de la commission de protection des droits peuvent faire l’objet d’un recours en annulation ou en réformation par les parties en cause devant l’autorité judiciaire.
53. Le gouvernement veut autoriser la création, par la Haute Autorité, d’un traitement automatisé de données à caractère personnel portant sur les personnes faisant l’objet d’une procédure.
S’agit-il aussi des informations / avertissements prévus dans le projet d’article L.331-24 CPI ? Il semble que la réponse doive aussi être forcément positive, puisque la sanction ne peut intervenir que dans le délai d’un an à compter de la recommandation. Pourtant l’abonné n’aura pas eu à ce stade le loisir de pouvoir ni vérifier ni contester ce qu’on lui reproche, sauf si, comme nous le pensons, en l’état actuel du texte, le recours au juge administratif est possible sur le fondement de l’excès de pouvoir contre les recommandations.
Le traitement a pour finalité la mise en œuvre, par la commission de protection des droits, des mesures d’information / avertissement et sanction et de tous les actes de procédure afférents, ainsi de la mise en œuvre de la vérification à la charge des fournisseurs d’accès Internet afin de savoir si leur futur cocontractant ne figure pas au répertoire national des personnes dont l’accès est suspendu.
54. Un décret en Conseil d’Etat pris après avis de la CNIL précisera notamment :
Les catégories de données enregistrées et leur durée de conservation ;
Les destinataires habilités à recevoir communication de ces données, notamment les personnes dont l’activité est d’offrir un accès à des services de communication en ligne ;
Les conditions dans lesquelles les personnes intéressées peuvent exercer leur droit d’accès.
Avec le sinistre fichier Edvige[17], c’est un nouveau fichage de citoyen, dont nombre d’entre eux n’auront simplement rien à se reprocher, selon le principe du filet à mailles étroites : la mise à disposition, a priori, d’une autorité de police des éléments de la vie privée des personnes est justifiée par le niveau de sécurité requis.
La liberté a définitivement cédé le pas devant la sécurité, en contravention à la règle sociale politiquement libérale qui fonde nos Etats démocratique.
2.11 La modification de l’article L.34-1 II du code des postes et communications électroniques
55. La mission OLIVENNES constatait aux termes de son rapport :
« Le suivi de la procédure et la prise de sanction requièrent qu’à un moment les coordonnées numériques dont dispose l’autorité soient rapprochées du nom du titulaire de l’abonnement. En l’état actuel du droit, cela nécessite, ainsi que l’a précisé le Conseil constitutionnel dans sa réserve d’interprétation dans sa décision n° 2004-499 du 29 juillet 2004, une intervention du juge. On peut toutefois envisager une modification de l’actuel article 34-1 du code des postes et des communications électroniques – sur lequel le Conseil constitutionnel a fondé sa réserve d’interprétation – pour permettre à cette autorité publique d’opérer le rapprochement elle même ». La mission concluait de façon extraordinaire : « Une telle modification paraît acceptable compte tenu des garanties d’indépendance et d’impartialité présentées par une autorité réunissant des agents dotés de prérogatives de puissance publique. »
Les prérogatives de puissance publique n’ont jamais fait, en droit et en pratique, ni l’indépendance, ni l’impartialité.
La mission OLIVENNES a en tout cas été exaucée avec l’article 9 du projet de loi qui permet donc à « la Haute Autorité » de rapprocher les coordonnées numériques du titulaire de l’abonnement.
2.12 Le filtrage des contenus
56. A l’origine, le texte laissait à l’HADOPI le soin de procéder aux mesures de suspension et de filtrage à l’égard des mêmes personnes. Le Conseil d’Etat a convaincu le gouvernement d’adopter une procédure juridictionnelle plus régulière.
Le tribunal de grande instance reçoit une compétence pour suspendre, filtrer ou restreindre l’accès à des contenus, à l’encontre de toute personne en situation de contribuer à y remédier ou de contribuer à éviter son renouvellement. (Projet d’article L.336-2 CPI)
La compétence qui est aujourd’hui celle du président du tribunal de grande instance agissant sur requête aux termes de l’article L.332-1-4° du CPI devient celle du tribunal de grande instance, le cas échéant en référé, c’est à dire si les conditions de droit commun (808 ou 809 du NCPC) du référé sont réunies.
La fin justifie les moyens : peuvent être ordonnées « toute mesure de suspension ou de filtrage des contenus portant atteinte à un droit d’auteur ou un droit voisin, ainsi que toute mesure de restriction de l’accès à ces contenus, à l’encontre de toute personne en situation de contribuer à y remédier ou de contribuer à éviter son renouvellement. »
2.13 La mission d’observation de l’offre légale et de l’utilisation illicite d’œuvres et d’objets protégés par un droit d’auteur ou par un droit voisin sur internet
57. Le gouvernement souhaite mettre en balance l’offre légale et l’utilisation illicite des œuvres.
L’HADOPI doit publier des indicateurs dont la liste est fixée par décret.
Une nouvelle sous section qui comprend les articles L.331-37 à L.331-43 du CPI est intitulée « Mission de régulation et de veille dans le domaine des mesures techniques de protection et d’identification des œuvres et des objets protégés »
L’article L.336-2 CPI qui dans sa version issue de la loi du 1er août 2006 obligeait les fournisseurs d’accès à expédier aux abonnés des « messages de sensibilisation aux dangers du téléchargement » est modifié.
Les fournisseurs d’accès sont déchargés de cette obligation dont on pouvait s’étonner qu’elle fût ainsi formellement édictée par le législateur à la charge des fournisseurs d’accès. Les modalités n’en avaient jamais été déterminées, faute du décret en Conseil d’Etat nécessaire.
Les fournisseurs d’accès sont tenus aux termes du projet d’article L.331-32 CPI de faire figurer, dans leurs contrats avec les abonnés, « la mention claire et lisible des dispositions du code de la propriété intellectuelle qui se rapporte au mécanisme de recommandation et de sanctions.
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Perspectives
58. Selon la doctrine OLIVENNES qui étaye le projet de loi, l’exception culturelle est essentiellement économique et marchande. Elle justifie que l’on déroge aux lois du marché, non pas pour protéger les œuvres de l’esprit en tant que telle, mais pour les financer.
Ainsi les biens culturels doivent ils échapper aux deux branches de la liberté du commerce et de l’industrie : liberté d’entreprendre (constitutionnalisée en 1982) et la liberté de concurrence (non constitutionnalisée). Le monopole des auteurs, artistes et producteurs est ainsi justifié.
Pourtant le droit d’auteur n’exprime pas cela : l’exception n’est pas économique, il ne s’agit pas d’instituer un monopole sur un bien en faveur de ceux qui l’ont acquis, mais d’instituer une souveraineté d’une personne, l’auteur, sur son bien, parce que l’auteur est pourvoyeur d’œuvres de l’esprit et parce que les œuvre de l’esprit, dans les Etats démocratiques et pacifiques, points de rencontre des personnes composants le public, sont à l’origine même du contrat social. Retirez la culture c’est à dire la création et le patrimoine, demeurent le pain et les jeux, ce qui est peut-être malheureusement assez conforme à l’état de nos sociétés.
59. Certes le monopole économique sur le bien découle de la souveraineté de l’auteur sur celui-ci, pour autant que l’auteur le souhaite mais le sens de l’exception culturelle devient tout autre : ce n’est pas tant une exception monopolistique sur un bien dans une économie de libre concurrence, afin de permettre le financement des industries culturelles.
Ça c’est le moyen, ce n’est pas la fin. L’exception culturelle qui découle du droit d’auteur, est une exception monopolistique en faveur d’un auteur afin de lui assurer la pérennité de sa relation avec le public : parce qu’il bénéficie d’un monopole d’exploitation l’auteur perçoit une rétribution qui lui permet de continuer à créer, et au niveau moral, qui est théoriquement et légalement prépondérant, de maintenir son œuvre à l’égard du public.
60. Qu’est-ce que ça change ? Tout : le public et particulièrement le jeune public rebelle et iconoclaste, méprisera d’autant plus l’œuvre de l’esprit que le législateur lui même confondra un tant soit peu la répression de la contrefaçon avec la répression hasardeuse, infantilisante et injuste d’un défaut de surveillance à un abonnement.
61. Demeurent aussi nombre d’objections pratiques à l’efficacité du système HADOPI :
Quid de l’abonné, ressortissant français ou non, dont l’opérateur est à l’étranger ? Rien ne lui interdit de prendre un FAI n’importe où dans l’UE. L’HADOPI sera alors incompétente et désarmée.
62. Le projet de loi HADOPI va devoir passer au crible du Parlement puis très vraisemblablement du Conseil constitutionnel, à l’état de loi non promulguée et sans doute encore devant la même juridiction, puisque la récente réforme de la constitution permet à un justiciable de soulever par voie d’exception l’inconstitutionnalité d’une loi.
La Cour européenne des droits de l’homme est aussi susceptible de sanctionner un texte qui en l’état de sa rédaction nous semble contraire à l’article 6-I de la CESDH.
63. Extrêmement maladroit dans la méthode, fondé sur une conception courte et fausse de l’œuvre de l’esprit et du principe de sa protection, le projet de loi HADOPI rompt aussi les équilibres juridictionnels qui au fil du temps et de la jurisprudence font une civilisation.
Poser la question de la police des œuvres de l’esprit sans poser la question de leur valeur, non pas marchande, mais sociale, c’est, dans l’univers numérique, se heurter au néant.
Réprimer, fût-ce en tapant sur un tiers, le délit de contrefaçon sans faire l’effort de comprendre vraiment la société des « pirates », ces anti sociaux, et pourquoi elle a surgi, c’est s’enfoncer dans une guerre de colonie. Et l’Internet, c’est parfait pour les guérillas.
Les œuvres de l’esprit, leurs auteurs et leurs promoteurs méritent mieux que l’HADOPI. Ce ne sera pas difficile.
[1] Section première « Dispositions communes du Chapitre Premier « Dispositions générales » du Titre troisième « Procédures et sanctions » du Livre troisième « Dispositions générales relatives au droit d’auteur, aux droits voisins et droits des producteurs de base de données »
[2] Haute Autorité de la communication audiovisuelle avec la loi du 29 juillet 1982, Commission Nationale de la Communication et des Libertés avec la loi du 30 septembre 1986, Conseil Supérieur de l’Audiovisuel avec la loi du 17 janvier 1989.
[3] Denis OLIVENNES : La gratuité c’est le vol – Grasset 2007
« Pierre-Joseph Proudhon : Qu’est-ce que la propriété ? Ou recherches sur le principe du droit et du gouvernement. 1840 »
[4] Sources WIKIPEDIA
[5] La notion de « démocratie culturelle » demanderait à être précisée. L’on peut affirmer exactement le contraire avec autant d’apparence de raison : La marchandisation des œuvres compromet l’avènement de la démocratie culturelle … L’on peut considérer, avec autant d’apparence de raison, que la culture en général et les œuvres de l’esprit en particulier sont forcément élitistes. Le postulat de Monsieur OLIVENNES est en fait purement idéologique.
[6] (Cf notre article in Legipresse Mars 2006, Le droit d’auteur, un contrat social Le projet de loi DADVSI – Commentaire d’une proposition d’amendement
[7] « Le principe est double, ne l’oublions pas. Le livre, comme livre, appartient à l’auteur, mais comme pensée, il appartient – le mot n’est pas trop vaste – au genre humain. Toutes les intelligences y ont droit. Si l’un des deux droits, le droit de l’écrivain et le droit de l’esprit humain, devait être sacrifié, ce serait certes, le droit de l’écrivain, car l’intérêt public est notre préoccupation unique, et tous, je le déclare, doivent passer avant nous. » Victor Hugo Congrès Littéraire international, séance du 21 juin 1878.
« Avant la publication, l’auteur a un droit incontestable et illimité. Supposez un homme comme Dante, Molière, Shakespeare. Supposez-le au moment où il vient de terminer une grande œuvre. Son manuscrit est là, devant lui, supposez qu’il ait la fantaisie du jeter au feu, personne ne peut l’en empêcher (..) Mais dès lors que l’œuvre est publiée l’auteur n’en est plus le maître. C’est alors l’autre personnage qui s’en empare, appelez le du nom que vous voudrez : esprit humain, domaine public, société. C’est ce personnage là qui dit : Je suis là, je prends cette œuvre, je fais ce que je crois devoir en faire, moi esprit humain, je la possède, elle à moi désormais. (..) l’œuvre n’appartient plus à l’auteur lui même, il n’en peut désormais rien retrancher ; ou bien, à sa mort, tout reparaît. Sa volonté n’y peut rien (..) » Victor Hugo, Congrès littéraire international, séance du 25 juin 1878.
[8] Guy DEBORD pastichait ainsi Marx qui écrivait pour commencer Le Capital : « La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste s’annonce comme une « immense accumulation de marchandises ». L’analyse de la marchandise, forme élémentaire de cette richesse, sera par conséquent le point de départ de nos recherches. »
[9] Utopie, étymologiquement ce qui est situé nulle part, Eutopie, étymologiquement le bon lieu.
[10] Cette directive fait l’objet d’une révision avec quatre autres directives (« cadre » – « accès et interconnexion » – « autorisation » – « vie privée et communications électroniques ») qui forment le « paquet télécom » débattu au Parlement européen. Un vote en séance plénière devrait intervenir à la rentrée de septembre 2008. Ce débat donne lieu à un affrontement par amendement entre, notamment, les titulaires de droits d’auteur / droits voisins et les collectifs de défense des usagers de l’Internet.
[11] Sauf les obligations d’informations qui sont les siennes aux termes de l’article 6 I 1° modifié par l’article 8 du projet de loi qui l’oblige à informer les abonnés de l’existence de moyens techniques permettant de prévenir l’utilisation de leur accès à des fins de reproduction, de représentation, de mise à disposition ou de communication au public d’œuvres ou d’objets protégés sans l’autorisation des titulaires de droits)
[12] « I. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »
[13] Le commissaire du gouvernement Corneille concluait dans l’affaire TERY (CE 20 juin 1913 GAJA, rappelé par les commentateurs) :
« Quant aux juridictions disciplinaires les règles de procédure ne sont pas écrites dans un texte général, dans un code ; depuis longtemps il a été reconnu par la doctrine et la jurisprudence judiciaire ou administrative que, si les règles du Code d’instruction criminelle ne devaient pas servir de base immuable à la procédure particulière dont il s’agit, tout au moins devait-on appliquer à cette procédure « les règles essentielles des formes judiciaires » qui sont la garantie naturelle de tout particulier inculpé d’une infraction répréhensible. Et ces garanties de droit commun pour les justiciables, on les a cataloguées : c’est la citation en forme, c’est le délai de comparution, ce sont les droits de la défense. Or les droits de la défense exigent : 1° que tous les membres du tribunal professionnel aient assisté à toute la séance ou à toutes les séances de l’affaire en cause, afin qu’aucun d’eux ne se forme une impression incomplète de l’ensemble des débats ; 2° que la décision contienne les noms de tous ceux avec le concours desquels elle a été rendue, car la défense a le droit de connaître la composition du tribunal pour en contester, le cas échéant la régularité ; que l’ordre logique des phases de la procédure ait été respecté, la défense devant se présenter après le rapport, après le développement de l’inculpation et avant le délibéré ; 4° que les décisions soient motivées, car l’énoncé des motifs permet à l’inculpé de voir si la sanction appliquée est étayée sur un texte, et lui permet encore de se rendre compte de l’observation par les juges d’un principe fondamental en matière répressive, et qui est que le juge ne doit se déterminer que sur les pièces produites, et par suite discutées, dans l’instance même sur laquelle il a été statué. Enfin, il est un dernier point sur lequel nous insistons parce qu’il est essentiel à la garantie du justiciable : l’inculpé doit avoir été entendu, et l’absence d’audition ne peut se couvrir que par la justification (apportée dans la décision même) d’une exception au principe motivée par une faute de l’inculpé qui, mis à même de présenter sa défense, n’a pas comparu, bien que dûment convoqué, sans invoquer d’excuse, ou après avoir allégué une excuse reconnue non valable par le juge lui même. »
[14] Rapport 2005 du Tribunal des Conflits :
La compétence juridictionnelle dépend de l’objet de l’opération de police à l’origine du dommage.
Lorsque l’opération tend à assurer le maintien de l’ordre, la tranquillité ou la sécurité, le policier exerce une mission de police administrative et il appartient à la juridiction administrative de statuer sur l’action en réparation des conséquences dommageables de son intervention (TC, 19 octobre 1998, Bolle Vve Laroche). Lorsque l’autorité de police exécute une des missions qui lui sont assignées par l’article 14 du code de procédure pénale, autrement dit lorsqu’elle agit pour constater une infraction à la loi pénale, pour en rassembler les preuves et en rechercher les auteurs, elle agit comme autorité de police judiciaire et il incombe aux juridictions de l’ordre judiciaire de statuer sur les actions en réparation (TC, 5 décembre 1977, Melle Motsch ; TC, 29 octobre 1990, Melle Morvan).
La juridiction judiciaire n’a pas à rechercher si l’agent a commis une faute détachable du service (TC 7, juin 1999, M. Tardiff c/ ville de Rennes).
Cette classification est apparemment simple mais la réalité est plus complexe et souvent les opérations ne peuvent être aisément distinguées, notamment en cas de cumul des opérations de police (TC, 29 octobre 1990, Mlle Morvan précité) ou de changement, dans le cours même de l’opération, de sa nature (TC ,12 juin 1978, Société Le Profil c/ ministre de l’intérieur).
Le Tribunal des conflits tranche sur le fondement du critère finaliste de la distinction entre la police judiciaire et la police administrative. Trois affaires examinées en 2005 par le Tribunal en sont l’illustration.
(…)
La mission des services de police au titre de leur activité de police administrative consistant à assurer la sécurité des personnes et des biens et la préservation de l’ordre public, relève de la compétence de la juridiction administrative la demande d’indemnisation du préjudice allégué qui trouve essentiellement son origine dans la carence des services de police à organiser et à assurer la protection d’un magasin contre les cambriolages.
(…)
Les époux Girodie, victimes, entre 1987 et 1999, de onze cambriolages et de deux tentatives de cambriolage ont initialement sollicité en référé une expertise sur les conditions de fonctionnement des services de police de leur ville devant le président du tribunal administratif de Châlons-en-Champagne qui, par ordonnance en date du 23 mai 2000, a décliné sa compétence au profit de la juridiction judiciaire.
Les époux Girodie ont alors engagé une action au fond devant la juridiction judiciaire. Estimant que les forces de police avaient été particulièrement défaillantes tant en matière de prévention que de poursuite, ils ont engagé la responsabilité de l’Etat en demandant l’indemnisation de leur préjudice sur le fondement de l’article L. 781-1 du code de l’organisation judiciaire. Ils soutenaient que leur demande était relative au fonctionnement de la police judiciaire. Le tribunal de grande instance s’étant déclaré compétent, l’agent judiciaire du Trésor a relevé appel et, devant la cour d’appel, le préfet a décliné la compétence de la juridiction judiciaire. La cour d’appel a rejeté le déclinatoire de compétence.
[15] La suspension de l’abonnement ne constitue t-elle pas aussi une privation de liberté qui implique la compétence exclusive du juge pénal ?
[16] Le piratage pose une véritable question d’autorité au sens le plus politique du terme : soit la loi est bonne, c’est à dire non seulement légitime (votée par le Parlement régulièrement constitué) mais encore doit-elle constituer une théorie suffisamment consensuelle du juste et du bien, soit elle ne l’est pas. Le gouvernement doit toujours avoir l’autorité morale nécessaire, soit pour faire respecter la loi sans transiger sur l’ordre public, soit pour la modifier. Il semble que nos gouvernements successifs, depuis l’avènement des technologies numériques, n’aient pas cette autorité nécessaire ni pour faire appliquer la loi sur le droit d’auteur, ni pour la modifier. C’est ainsi que le Parlement est devenu en matière de droit d’auteur une arène amusante où s’affrontent les lobbys, très renforcés par la facilité des communications.
[17] Créé par un décret du 27 juin 2008, le fichier Edvige – Exploitation Documentaire et Valorisation de l’Information Générale – est né du démantèlement des Renseignements Généraux. Ce fichier géré par la direction centrale de la sécurité publique du ministère de l’intérieur concerne à la fois les personnes ayant sollicité ou exerçant un mandat politique, syndical ou économique ou qui jouent un rôle institutionnel, économique, social ou religieux significatif » et les individus ou les organisations « susceptibles de porter atteinte à l’ordre public ». Les mineurs pourront être fichés dès 13 ans.